mercredi 5 janvier 2011

Vers solitaires


Au début, un seul.
Le premier, l’éclaireur. Le chef consultant senior de chez *****.
Il vient, il cause, il tourne et vire. Il séduit, propose, compare, montre des images qui brillent. A l’extérieur, là, oui comme dans le magazine verni, là, chez d’autres idéalisés et si forts, dans un futur si proche où tout est plus beau, plus net, plus propre.
Il a pris dans ses filets notre bastion, notre entreprise qui désormais sera tel le papillon face à des ampoules de forte puissance. Hypnotisés nos dirigeants, avec au revers de leur costume le prestigieux nom du cabinet de consultants *****. Notre société, cela s’appelle un « grand compte », allusion certaine à l’étendue du fromage que les rongeurs infatigables vont pouvoir dévorer. Chez *****, ils sont malins, ils envoient toujours un éclaireur qui plaît fort aux dirigeants, maniant les mélodies mieux qu’un charmeur de serpents qui leur instille la petite dose d’hallucination. Le germe qui va grandir, qui va devenir un lierre grimpant qui s’accroche partout. Le premier shoot, pur.
Puis arrivent deux, trois, quatre autres consultants. Mutiques et absorbés. Ils ne parlent qu’entre eux, ou aux patrons en les admirant en apparence, et un tout petit peu à ceux dont ils vont gober les idées.
Du matin au soir, ils sont face à leur PC portable, et lorsqu’on passe derrière, nous pouvons même reconnaître le logo qui nous est familier, pris dans les toiles d’une araignée Powerpoint. L’araignée vorace étend ses pattes, elle court de plus en plus vite et tisse une toile compliquée. Tels des sphinx, ils ont le dos droit toute la journée et tels des mamans Alien, ils pondent des œufs mystérieux.
Peintres du virtuel, ils recréent la réalité ! Les vendeurs deviennent des sales forces et les clients des customers. Les mêmes, mais numérisés, virtualisés, modélisés comme des Playmobil qui ne seront plus jamais en sueur. La vraie vie se transforme en une arène brillante où des camemberts et des histogrammes apparaissent comme des panneaux indicateurs géants qui masquent le soleil et la pluie.
Un jour, ils sont six, puis ensuite ils sont dix, enfin, ils dépassent la quinzaine. Ils occupent presque tout l’étage et on ne connaît pas leur nom. Ils ont même des troupes de réserve dans d’autres recoins, ont colonisé les bureaux vides des premiers licenciés. Certains ont l’air d’avoir seize ans, d’autres ne savent pas ce que les initiales au bas de notre logo veulent dire. Qu’importe ! Tous prédisent et écrivent en boucle que nos customers seront subjugués par les digital salesforces dans un challenging market. Les toupies tournent, leur musique est partout.
Un autre jour, nous sommes convoqués à la grand’messe où tous ceux des nôtres qui parlent se mettent à employer les mots nouveaux qui parlent un peu de ce que voulaient dire les anciens mots. Mais pas trop, car sinon, ce ne serait pas très ***** et le market change vraiment l’an prochain, non ?
Les mots nouveaux ont plus de couleurs, des sonorités qui font « ing » et « tion », ils sentent bon les incantations initiatiques de chez *****. Ceux qui les disent sont mandatés pour les diffuser et les autres sont invités à les employer.
On parle d’un monde qui devrait être le nôtre… nous n’y figurons déjà plus, même au générique de fin.
L’hiver est arrivé, glacial, puis le printemps, gris.
L’usine de France a été vendue, puis celle d’Italie, et puis on a vraiment eu des soucis avec les clients, mais ça c’est ce que disaient les filiales, loin, très loin là-bas.
Et puis un jour, les consultants à notre étage ont été plus nombreux que les employés en CDI, puis peu de temps après plus nombreux que la poignée de CDD qui devaient les écouter et imprimer leurs factures (CDD sans cesse renouvelés, toujours réinventés, dans l’incertitude des six prochains mois).
Et puis un jour, un consultant stagiaire (quatorze ans mais expert en customers  et en digital market) est sorti acheter des biscuits parce qu’ils faisaient tous une fête entre eux pour célébrer le dix millième tableau Excel qui nous était facturé.
Le stagiaire a parcouru les couloirs, ils étaient vides. Il n’y avait plus un seul employé de chez nous.
Dehors, les pelleteuses avaient attaqué l’entrée du parking.       

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