mercredi 27 avril 2011

La Mort et le Cuirassé



Relisons nos notes sur toute cette affaire. 
Juste avant qu’il ne disparaisse en Mer de Barents, le Cuirassé Bellavita, 957 hommes d’équipage, armé de vingt deux canons de 100 mm et deux batteries de 400 mm (à l’avant comme à l’arrière) était commandé par le Commandant Flavio Bertoni, homme maigre et nerveux qui ne disait jamais rien sur son passé. Un an avant, dans la guerre contre les Autres, il s’était illustré de belle façon. Un contre torpilleur, un escorteur d’escadre et deux frégates avaient été envoyés par le fond et l’on ne comptait pas le nombre de navires qu’il avait plus ou moins endommagé. Le feu de ses canons faisait souvent mouche et il est écrit que toujours était ordonnée une salve supplémentaire pour achever l’ouvrage guerrier. Les ordres donnés à bord se voulaient dépasser la simple perfection. La réputation implacable du Cuirassé gris le précédait partout.

 Cependant, en de nombreuses occasions, alors que le ciel brumeux d’une fin de journée sur l’Atlantique Nord se colorait d’une teinte orangée, le grand navire était envahi par une mélancolie poisseuse. Du pont supérieur aux tréfonds des machines trépidantes, pas un homme n’avait soudain le cœur léger. Les repas se déroulaient sans joie, les rations de vin étaient bues avec amertume. Pas de chants joyeux dans les cabines des aspirants, ni d’imitation improvisée du pacha parmi les cuisiniers du bord. Non, juste un silence têtu, seulement interrompu par quelques échanges de pure forme routinière. Soudain, tel quartier-maître se mettait à écrire une lettre d’adieu à son grand père de Sicile ou un jeune capitaine pleurait seul dans sa cabine, avant de se passer de l’eau sur le visage juste avant d’aller dîner. Tous étaient étreints  par une peur sourde qui ne se partageait pas. 
Et pourtant, le Bellavita fendait les flots avec certitude, ses trois cheminées crachaient un lourd  panache de fumée noire tout en s’éloignant vers le large, suivi de quelques mouettes virevoltantes. Pendant ce temps, les embarcations de sauvetage de l’ennemi flottaient tristement  au milieu d’espars flottants et les survivants cherchaient déjà à oublier le déluge de fer et de feu qu’ils avaient subi. Les batailles navales tournaient au triomphe, mais mois après mois, l’ambiance à bord était plus lourde. Chacun restait à son poste avec courage, sachant que le destin déjà écrit finirait pas se réaliser. Par superstition ou paresse, aucun homme ne demanda de mutation les deux mois précédant la fin de l’aventure.
Il nous est permis de préciser que la lecture des archives de la Marine (seuls documents fiables pour espérer deviner ce qui se passa réellement) nous donne quelques précisions curieuses sur les histoires décousues que l’on a racontées sur le Bellavita. Notons aussi qu’un ancien chef mécanicien du nom d’Andreotta racontait à qui voulait l’entendre, dans un bouge du port de Gênes qu’une malédiction tenace était liée à ce grand navire. Mais ce pauvre ivrogne fut retrouvé pendu dans la chambre minable qu’il occupait à l’année dans un hôtel en sursis. Et que dire de la pétition des veuves de l’ensemble des sous-officiers d’artillerie qui demanda en vain des éclaircissements ? Et ce prêtre exorciste qui ne fut jamais reçu par l’Amiral Rosetti, malgré une intervention du Cardinal  Leone ? Toujours est-il que l’on retrouve dans les cahiers de bord ou les rapports d’officiers revenus à terre des allusions à une série d’incidents troublants, de coïncidences malheureuses et de signalements singuliers.

Le Cuirassé s’enfuyait trop vite vers des latitudes glacées. Un ciel noir et bas écrasait tout et une houle longue fatiguait les moteurs. Le Commandant Bertoni observait le sillage à la jumelle depuis vingt minutes, bien emmitouflé dans sa veste de mer et dit enfin à son second, le discret Paolucci : « Elle nous suit toujours, je vous l’avais bien dit qu’elle ne nous lâcherait pas ! » Ce à quoi l’autre ne répondit rien, avant de rallumer sa vieille pipe noire et de s’en retourner dans la chaleur du carré des officiers.

   (27 avril 2011-Je viens de lire un recueil de nouvelles de Dino Buzzati )

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