lundi 20 décembre 2010

Sign of the times


Lumière blanche des lampadaires urbains.
« J’estime qu’il y en a un sur deux qui fonctionne encore, le reste est cassé, ou alors les ampoules ont été récupérées par des maraudeurs… », songe Fréderic Bellray, qui rentre chez lui dans le Tram 55. 
Il lit et relit nerveusement le mince journal gratuit du matin qu’il a trouvé roulé en un tuyau improbable, sur le siège inoccupé devant le sien. Tendu, il ne peut se concentrer sur les articles, assez mal écrits, reprenant sans formuler d’opinion des nouvelles officiellement approuvées et que chacun connaît depuis au moins 24 heures. Textes banals, entre deux publicités aux couleurs criardes. Malgré la situation, il faut bien que les usines en Chine continuent à produire et les actionnaires à toucher leurs dividendes, oui ou non ? 
C’est l’avant-veille de Noël, et il observe l’allure grise et fatiguée des autres voyageurs, leurs mines soucieuses, aperçoit les cernes et les contours rougis de certains yeux. Il neige fort, mais en ville les flocons froids se transforment en une boue sale, qui mouille les chaussures et fait trébucher certains passants. Bellray regarde à la dérobée le chauffeur du Tram 55, qui jette lui aussi des regards furtifs et méfiants dans son rétroviseur. Ce chauffeur maigre n’a pas d’âge, il n’est pas vieux et ne sera plus jamais jeune (l’a-t-il jamais été ?)

Ce soir, la nuit tombe à cinq heures et une poignée de minutes, méchante et dense, comme pour signifier à tous que l’été est trop loin et qu’il faudra encore subir la loi du froid de longs mois encore. Et s’il n’y avait que ça, ce serait presque une existence facile, pense-t-il.

Soudain, le Tram 55 s’arrête d’un coup, net et violent, entre deux stations, de façon inexpliquée. « Encore ! se dit Bellray, je croyais qu’une trêve avait été négociée hier » De rage, il jette alors le ridicule quotidien à terre, parmi les canettes de soda et les emballages souillés de barres chocolatées. Le chauffeur se lève, se retourne, hausse les épaules, enfile son manteau, ouvre les portes, descend hâtivement et s’enfonce dans la nuit, droit devant lui. Tous se regardent, d’un air épuisé. À leur tour, sortent du Tram, résignés. 
Au loin, sur le boulevard on voit les feux d’une barricade qui flambent dans la nuit en une danse de flammes orangées. Ourlées de l’épaisse fumée âcre de pneus qui se consument. Des gyrophares bleus et rouges ajoutent leurs furtifs pinceaux de lumière, par intermittence. On entend des bruits sourds, quelques cris traversent l’air glacial. « Vous ne devriez pas rester ici », murmure une vieille femme à Fréderic, avant de s’éloigner en boitant légèrement. Elle a raison, le pare brise du Tram 55 explose déjà sous l’impact de deux premières balles. Le bruit des détonations arrive, une seconde plus tard. Tous se mettent à courir en se demandant s’ils pourront rentrer chez eux. 
Le journal gratuit ne parle jamais de ceux qui sont pris en otage.

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